BLACK SEA
« Si tu plonges longtemps ton regard dans l'abîme, l'abîme te regarde aussi »

S’il est un sous-genre cinématographique qui permet d’analyser avec acuité les dynamiques au sein d’un groupe, c’est bien le film de sous-marin. À la lisière entre le huis-clos, le film de guerre et le thriller psychologique, son canevas narratif très particulier consistant à enfermer un groupe en immersion et à ajouter ce qu’il faut de tension pour tenir le spectateur en haleine illustre à merveille cette doctrine hobbesienne selon laquelle l’homme est un loup pour l’homme.

Du séminal Das Boot, chef d’œuvre absolu de Wolfgang Petersen, au récent Le chant du loup d’Antonin Baudry en passant par l’électrique USS Alabama de Tony Scott, on ne compte plus les missions maritimes ayant mal tourné. Réalisé il y a dix ans par Kevin Macdonald, Black Sea n’a pas à rougir de la comparaison avec ses illustres aînés tant il sait lui aussi faire monter la tension crescendo.


En règle générale, les films se déroulant dans un sous-marin présentent des militaires qu’une menace extérieure - ou intérieure la plupart du temps – va faire imploser jusqu’à atteindre le point de non-retour. Ce n’est pas le cas de Black Sea qui délaisse le prestige de l’uniforme pour se focaliser sur Robinson (Jude Law), capitaine de sous-marin tout juste licencié par l’entreprise pour laquelle il travaillait depuis trente ans et qui se voit proposer l’opportunité d’aller récupérer une cargaison d’or dans un U-Boat nazi ayant sombré en pleine Mer Noire durant la Seconde Guerre Mondiale. Pour Robinson, c’est l’opportunité de prendre sa revanche sur ses anciens employeurs mais également de reconquérir sa famille. Financé par un mystérieux mécène, il réunit une équipe constituée à la fois d’Anglais et de Russes. Alors que la tension monte petit à petit au sein de l’équipage, la mission vire à l’obsession pour Robinson.

Aux commandes de cette plongée en eaux troubles, on retrouve le cinéaste Kevin Macdonald. Relativement inconnu du grand public, celui-ci est toutefois issu d’une prestigieuse famille de cinéma. Petit-fils du réalisateur, scénariste et producteur hongro-britannique Emeric Pressburger, à qui l’on doit notamment les sublimes Les chaussons rouges, Le Narcisse Noir ou encore Colonel Blimp, tous co-réalisés avec Michael Powell, et frère d’Andrew Macdonald, producteur des films de Danny Boyle, il a démarré sa carrière dans le documentaire avant de se frayer un chemin vers la fiction. C’est Un jour en septembre, stupéfiant documentaire sur la prise d’otages et les meurtres de onze athlètes israéliens durant les JO d’été à Munich en 1972, qui le révèle au grand public. Narré par Michael Douglas et auréolé d’un Oscar du meilleur documentaire en 2000, le film a défrayé la chronique en donnant la parole au seul membre encore vivant de Septembre noir, le groupe terroriste palestinien ayant perpétré ces assassinats. C’est en 2006 que Macdonald fait ses premiers pas avec Le Dernier Roi d’Écosse, dans lequel James McAvoy fait face à un Forest Whitaker absolument terrifiant dans la peau du général Idi Amin Dada, une prestation qui lui vaudra d’être récompensé d’un BAFTA et d’un Oscar du meilleur acteur en 2006 et 2007. Du thriller politique (Jeux de pouvoirs, adapté de la série éponyme de la BBC) au drame carcéral (Désigné coupable avec Tahar Rahim) en passant par le péplum avec L’Aigle de la Neuvième Légion en 2011, le cinéaste ne cesse d’explorer des genres différents avec cette même rigueur journalistique et cette propension à scruter toutes les facettes de l’âme humaine, aussi ambivalentes soient-elles.

À la manière de Paul Greengrass, cinéaste lui aussi issu du documentaire, Kevin Macdonald se distingue par son style nerveux et frontal ainsi qu’un souci du réalisme à toute épreuve. Ici, la fiction se nourrit du réel pour alimenter une narration dépouillée de tout artifice. Black Sea est directement inspiré de la tragédie du Koursk, un sous-marin qui sombra dans l’océan suite à une explosion, noyant ainsi les vingt-cinq marins qui s’y trouvaient. Le tournage de Black Sea a lui aussi connu son lot de péripéties, dont un problème chimique nécessitant de vider un conteneur d’eau, de le remplir et de le réchauffer et qui a stoppé le tournage quelque temps. Car dans un souci de réalisme, Kevin Macdonald a tourné toutes ses scènes d’intérieur dans un sous-marin désaffecté russe appelé Le Black Widow amarré dans le Medway, au nord du comté de Kent et a fait appel à de vrais acteurs russes ne comprenant pas l’anglais pour incarner une partie de l’équipage. Une manière de mettre ses comédiens en condition et d’accentuer la sensation d’immersion.

Encore auréolé de ses succès commerciaux que furent Sherlock Holmes et Sherlock Holmes : jeux d’ombres réalisés par Guy Ritchie et 2009 et 2011, Jude Law n’est pourtant pas le premier choix de Kevin Macdonald qui, faute de tête d’affiche, accepte de voir le comédien endosser le rôle de Robinson. Le comédien se révèle parfait dans la peau de ce capitaine désabusé aveuglé par son désir de revanche sociale. Consciencieux, l’acteur britannique s’entraîne longuement pour adopter l’accent écossais de son personnage et développer sa musculature. Un entraînement physique et linguistique qui se poursuit par un stage de trois jours en immersion dans un vrai sous-marin. À ses côtés, on retrouve d’autres comédiens de talent, à commencer par Ben Mendelsohn, second couteau fabuleux qui explosera quelques années plus tard dans Ready Player One de Steven Spielberg.  Formidable d’ambivalence, il apporte une intensité à son personnage de marin raciste et paranoïaque. Le reste du casting est à l’avenant et on retiendra tout particulièrement la présence de Scoot McNairy (vu dans Cogan et la série Narcos : Mexico), parfait en bureaucrate pleutre. Une équipe de choc pour un film reposant tout autant sur la maestria de sa mise en scène que sur le talent de ses acteurs.

S’il respecte à la lettre tous les codes inhérents au genre, le film de Kevin Macdonald se pare toutefois d’une dimension sociale surprenante. Comme évoqué plus haut, les protagonistes ne sont pas des militaires qui verront leur morale ébranlée par les tourments de la guerre, mais des prolétaires marginalisés et désireux de renverser le statu quo sociétal dans lequel on a voulu les enfermer. Peur, paranoïa, envie, avarice… le film est une véritable étude de caractères qui scrute les tréfonds de l’âme humaine avec tout ce que cela peut impliquer en termes d’ambivalence. Véritable MacGuffin du film (objet servant de prétexte au développement de l’intrigue et popularisé notamment par Alfred Hitchcock), la cargaison d’or, source de toutes les convoitises, est autant une allégorie de l’avarice que du sentiment de revanche qui anime les personnages. Ainsi, l’enjeu ne réside pas tant dans la recherche d’un trésor perdu mais plutôt dans ce que chacun est prêt à faire pour le récupérer. Plus le sous-marin s’enfonce dans les abîmes, plus le personnage de Robinson se perd dans une forme de déliquescence morale. « Si tu plonges longtemps ton regard dans l'abîme, l'abîme te regarde aussi » écrivait Nietzsche. Un adage dont Black Sea semble être l’illustration parfaite.

Cette impression de danger, de plongée toujours plus sombre dans les méandres de l’âme humaine, se ressent aussi et surtout dans la mise en scène qui, par le truchement d’une caméra volontairement mobile, toujours « sur la brèche », confère au spectateur un sentiment d’insécurité qui ne le lâchera pas.  La caméra est moins un outil que le témoin silencieux des tourments qui habitent à la fois le spectateur et les protagonistes. Là encore, l’héritage du documentaire se fait palpable, Macdonald filmant ses personnages à la manière d’un anthropologue étudiant ses sujets.

Black Sea ne se borne pas pour autant à une approche purement rationnelle et scientifique. Le film parle de l’homme dans toute sa pluralité et ses contradictions, mais questionne également la figure du héros placée dans un contexte où le collectif doit toujours prendre le pas sur l’individu pour des questions de survie. Il contient, comme tout film de sous-marin, son lot de morceaux de bravoure dont une impressionnante séquence d’avarie que n’aurait pas renié – toutes proportions gardées – The Abyss de James Cameron.

Huis-clos oppressant à la mise en scène ultra maîtrisée, Black Sea détonne par sa réappropriation des codes du film de sous-marin et l’étonnant écho social qu’il en donne. En cela, on pourrait dire qu’il marque la rencontre entre Le Trésor de la Sierra Madre de John Huston et le cinéma de Ken Loach, un mélange à priori antinomique mais qui entre les mains de Kevin Macdonald fait de sacrées étincelles !

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