Chicago, 1929. Témoins malgré eux d’une fusillade perpétrée par la mafia, deux musiciens de jazz fauchés se déguisent en femmes et s’engagent dans un orchestre féminin pour fuir incognito vers la Floride…
Véritable bijou d’écriture aux dialogues ciselés, Certains l’aiment chaud célèbre le mélange des genres sous toutes ses formes. Billy Wilder et son co-scénariste I. A. L. Diamond s’amusent ici à brouiller les frontières entre les genres cinématographiques, passant du film de gangsters à la comédie de travestissement.
Porté par un trio d'interprètes au sommet de leur art (Jack Lemmon et Tony Curtis en talons hauts, face à une Marilyn Monroe incarnant l’essence même de la féminité de l’époque), le film se paie toute un pan de la culture américaine : la Prohibition, la mafia, mais aussi et surtout la sexualité et les règles genrées et hétéronormées. À l’occasion de son arrivée dans l’abonnement UniversCiné, retour sur un chef d’oeuvre d’une modernité folle.
Attention, cette analyse contient des spoilers du film.
Des mafieux, un bar clandestin infiltré par la police, qui arrête tenanciers et clients, deux musiciens endettés en cavale, une fusillade dans un garage, figurant le massacre de la Saint Valentin, un épisode de la guerre des gangs de Chicago survenu le 14 février 1929… Les vingt-cinq premières minutes de Certains l’aiment chaud (ainsi qu’une partie de son dernier acte en Floride) réunissent tous les éléments du film de gangsters.
Pourtant, dès la première scène du film, Billy Wilder prévient son spectateur : les apparences sont parfois trompeuses. La caméra du réalisateur suit une course-poursuite entre un corbillard et un fourgon de police. Lorsque la première voiture parvient à semer ses poursuivants, on s’aperçoit que le cercueil, criblé de balles, fuit. Les occupants du véhicule ouvrent la boîte pour révéler son contenu à la caméra : pas de défunt, mais des bouteilles d’alcool.
Les personnages entrent alors dans une fausse entreprise de pompes funèbres, qui s'avère être un speakeasy - un bar clandestin, dans l’Amérique de la Prohibition. Le langage y est double, tant en VO qu’en VF (les dialogues français, remarquables, sont signés Raymond Queneau). On y vient pour un enterrement, on demande un prie-Dieu pour avoir une table, on y commande un café (un café-scotch, un café-bourbon ou un café-bière)...
Une descente de police et une fusillade plus tard, Joe (Tony Curtis) et Jerry (Jack Lemmon) trouvent un moyen d’échapper à la pègre - et à la mort : se déguiser en femmes et intégrer un orchestre féminin en partance pour une série de concerts en Floride. Contrebasse et saxophone sous le bras, affublés de perruques, chapeaux et autres vêtements féminins, les deux musiciens, sur le quai d’une gare, fuient Chicago.
La révélation du travestissement de Joe et Jerry en Joséphine et Daphné se fait par l’apparition à l’écran des mollets maculins ensserrés dans des bas et perchés sur des escarpins. Essayant de comprendre comment les femmes réussissent à marcher perchées sur de si hauts talons (“Je me sens nu ! J’ai l’impression que tout le monde me regarde !”, souffle Jerry/Daphné), les deux hommes sont dépassés sur le quai par Sugar Cane, incarnée par la sculpturale Marilyn Monroe. La comparaison est édifiante. “Je te le dis, c’est un sexe vraiment différent !” poursuit Jerry.
L’apparition à l’écran des deux hommes travestis, et celle de Marilyn Monroe font basculer le film dans un autre genre, celui de la comédie. Tourné en noir et blanc, Certains l’aiment chaud emprunte son esthétique au film noir des années 1930 . Un emprunt qui a une double visée : reprendre les codes du genre qu’il parodie et détourne, mais aussi rendre moins visible et plus crédible le déguisement de ses personnages masculins.
Eternel ressort comique, le travestissement permet néanmoins à Wilder de démontrer la construction sociale du genre. En prenant l’apparence de femmes, les deux personnages masculins vont faire l’expérience de la condition féminine, depuis les corps contraints par des vêtements laissant peu de liberté aux agressions verbales ou physiques liées à leur (nouveau) genre.
Malgré leur mensonge sur leurs études au Conservatoire pour être embauchées, Daphné et Josephine vont être sans cesse ramenées par les hommes à leur genre et non à leurs compétences ou leur classe sociale supposées. Alors que leurs collègues musiciennes les surnomment les “Conservatoire ladies”, le manager de l’orchestre les gratifie d’une main aux fesses dès leur montée dans le train.
C’est par ailleurs auprès de leurs collègues féminines que les deux hommes, séducteurs ne considérant les femmes que comme des conquêtes potentielles, vont faire l’expérience de l’empathie et de la solidarité féminine. Dans les couloirs d’un train ou dans les chambres d'hôtel, les jeunes filles, pensant se trouver en compagnie exclusivement féminine, se livrent. Dans les atours de Daphné et Joséphine, Jerry et Joe apprennent alors ce que veulent les femmes, réellement.
Difficile dès lors pour les deux protagonistes de tenir leur rôle, partagés entre deux - voire trois - identités. Dans les couchettes du train, au milieu des musiciennes en petite tenue, Marilyn Monroe en tête, Jerry/Daphné doit s’auto-persuader qu’il est une femme pour résister à la tentation (“I’m a girl, I’m a girl, I’m a girl!”). À leur arrivée en Floride, le richissime Osgood Fielding tombe sous le charme de Daphné/Jerry, qui le rabroue vivement, ce qui n'éteint pas la flamme du milliardaire, bien au contraire. Pourtant, après une nuit d’ivresse et de danse, Jerry assume son identité de Daphné et envisage sérieusement d’épouser Osgood pour se mettre définitivement à l’abri du besoin.
Expérimentant depuis l’autre côté, l’autre genre, le système capitaliste et patriarcal, Joe et Jerry se rendent à l’évidence : les milliardaires ont l’embarras du choix quant à leurs partenaires, quand les femmes doivent parfois se résoudre à chercher sécurité et stabilité financières. Chacun prend son parti pour répondre à ce problème. Utilisant à son avantage les informations dévoilées par Sugar, Joe/Joséphine change à nouveau de genre et de classe sociale en se faisant passer pour Junior, richissime héritier de la compagnie Shell. Ce nouveau personnage imite la diction de Cary Grant (un acteur dont la bisexualité, tue à l’époque, est aujourd’hui reconnue) et emprunte le yacht d’Osgood afin de séduire Sugar. Pire encore, Joe/Junior feint la frigidité pour repousser la jeune femme et attiser encore plus son désir.
Au même moment, sur la terre ferme, le montage parallèle dévoile le tango et le jeu de séduction entre Daphné/Jerry et Osgood, avant de réunir Joe et Jerry dans leur chambre au petit matin, tous les deux sous le charme de leurs conquêtes respectives. Ce déplacement du désir normé et genré - un homme feignant d’être indifférent au charme d’une femme magnifique, deux hommes envisageant sérieusement leur union, alors qu’aucun des deux ne semble dupe - fait de Certains l’aiment chaud une comédie de travestissement décomplexée et en avance sur son temps.
Pourtant, Joe rappelle à Jerry qu’épouser un autre homme, ça ne se fait pas : “il y a des lois, des conventions !” Lois et conventions que le film se fait un plaisir de joyeusement transgresser. Au-delà du double-sens des dialogues aux sous-entendus sexuels à peine voilés, Certains l’aiment chaud met en scène des images rarement vues à cette époque. Quand les deux musiciens prennent la fuite et quittent l’orchestre en plein concert, Joe, toujours en Joséphine, embrasse Sugar. Même s’il s'agit de Tony Curtis et Marilyn Monroe, à l’écran, le spectateur voit un baiser échangé entre deux femmes. Une image rare et forte à une époque où le cinéma américain est encore régi par le Code Hays, certes assoupli, mais toujours en vigueur.
La fin du film n’est évidemment pas en reste, avec son ultime réplique culte, “Nobody’s perfect”, lorsque Jerry dévoile peu à peu les éléments qui pourraient empêcher son mariage avec Osgood. “Je ne suis pas une vraie blonde, je fume, j’ai un lourd passé, je ne pourrai jamais avoir d’enfants… Je suis un homme !”.
D’abord vu comme un refuge, un moyen d’échapper à la mort en changeant d’identité, le travestissement et le changement de genre offrent finalement de nouvelles perspectives aux personnages masculins, qui deviennent plus empathiques et de fait, plus sympathiques. Quand tombe la perruque, mais que la robe est toujours là, Billy Wilder ouvre un espace gender fluid : celui des confidences, celui de la vérité, enfin détachées des conventions sociales et des normes genrées. La réponse d’Osgood, d’un simple haussement d’épaules, “Nobody’s perfect” offre une fin ouverte, en suspens, qui sonne comme une preuve ultime d’acceptation, et une conclusion au film, finalement, parfaite.
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