Lorsque Henri-Georges Clouzot acquiert en 1952 les droits de Celle qui n’était plus, le roman de Pierre Boileau et Thomas Narcejac, il dame le pion à Alfred Hitchcock. Conseillé par sa femme Véra Clouzot, le réalisateur français dévore le livre dans la nuit et en négocie les droits d’adaptation dès le lendemain matin. Trois ans plus tard, celui que la presse surnommait “le Hitchcock français” sort son adaptation du roman sous le titre Les Diaboliques et signe l’un des plus grands succès de sa carrière, après Le Salaire de la peur.
Si Clouzot modifie sensiblement les personnages et le contexte, il garde du roman de Boileau-Narcejac l’atmosphère angoissante et le suspense, s'inscrivant ainsi dans le style caractéristique d'Hitchcock. À l'occasion de l’arrivée des Diaboliques dans l’abonnement UniversCiné, retour sur les correspondances qui traversent l'œuvre des deux cinéastes, tant dans leurs thématiques que dans leurs (discutables) méthodes de travail.
Au sein d’un pensionnat de garçons, Véra Clouzot et Simone Signoret campent la femme et la maîtresse d’un directeur d’école tyranique incarné par Paul Meurisse. Les deux femmes s'associent afin d'assassiner l'homme qu'elles ont fini par haïr. Mais quelques jours après leur méfait, le corps qu'elles avaient dissimulé disparaît.
Dès sa genèse, le film de Clouzot est lié au réalisateur anglais. Hitchcock aurait voulu - trop tard - acquérir les droits de Celle qui n’était plus de Boileau-Narcejac, et se rattrapera quelques années plus tard en adaptant leur roman D’entre les morts, qui deviendra l’iconique Sueurs froides.
Mais ce sera plutôt du côté du séminal Psychose, sorti cinq ans après Les Diaboliques, qu’on peut relever plusieurs correspondances, thématiques notamment, avec l'œuvre de Clouzot. Au-delà de la présence de Simone Signoret en blonde hitchcockienne dans Les Diaboliques, l’un comme l’autre explorent la noirceur de l’âme humaine. Avec, en miroir, le manque, l’absence. Celle d’un protagoniste assassiné dans une baignoire au tiers du film, celle du corps qu’on fait disparaître, dans une piscine ou dans un marais.
L’attitude du réalisateur français sur les plateaux lui vaut également la comparaison avec Hitchcock et sa réputation non usurpée de tyran. Le caractère de Clouzot est bien connu : misanthrope, angoissé, perfectionniste, maniaque et colérique, il a pour habitude de maltraiter ses comédiens. À commencer par sa propre épouse, Véra Clouzot. Si celle-ci le presse de lui écrire des rôles dans ses films, le réalisateur ne la ménage pas sur le plateau. Cardiaque (elle mourra quelques années plus tard d’une crise cardiaque), Véra Clouzot doit interpréter un personnage au cœur fragile et jouer notamment une scène d’attaque. Jamais satisfait, le réalisateur lui demande sans cesse de répéter les prises, si bien que Simone Signoret soutient Véra Clouzot tout au long du tournage - à l’instar de leurs personnages dans le film.
Malgré cela, l’ambiance est de plus en plus lourde, délétère, exécrable. Le tournage qui devait durer huit semaines s’éternise et en nécessite huit supplémentaires - sans augmentation de salaire, selon Signoret. Les deux actrices finissent par ne plus s’adresser la parole hors caméra.
Non content de maltraiter ses acteurs et son épouse, Henri-Georges Clouzot n’est pas tendre avec son frère Jean, qui comme pour le scénario de son précédent film, Le Salaire de la peur, doit signer les (excellents) dialogues des Diaboliques sous le pseudonyme de Jérôme Géronimi, car Henri-Georges ne veut pas de deux Clouzot au générique de ses films.
Autre écho notable entre l'œuvre de Clouzot et celle d’Hitchcock : la promotion. Bien avant l’ère du marketing viral et des spoilers, Clouzot en dessine les prémices en étant l’un des premiers réalisateurs à impliquer le public. Il tient à ce que son tournage demeure secret : les journalistes n’ont pas le droit d’y assister - et le réalisateur le fait savoir. À la sortie des Diaboliques, il demande aux cinémas de fermer les portes et de ne pas autoriser l’entrée des retardataires en salle une fois le film commencé.
Mais surtout, Clouzot a l’idée de génie d’inclure à la fin de son film un carton demandant aux spectateurs de ne pas en dévoiler le dénouement : “Ne soyez pas diaboliques. Ne détruisez pas l’intérêt que pourraient prendre vos amis à ce film. Ne leur racontez pas ce que vous avez vu.”
Des idées qui seront réutilisées cinq ans plus tard par Alfred Hitchcock lors de la sortie de Psychose. Le réalisateur anglais décide de faire inscrire “Personne, ABSOLUMENT PERSONNE, ne pourra pénétrer dans la salle après le début du film” sur l’affiche de son film, suivi de : “Cela vous permettra de mieux goûter Psychose, et surtout, lorsque vous aurez vu le film, n'en révélez pas la fin : nous n'en avons pas d'autre.”
Si l’on cite fréquemment Psychose comme borne ultime de l’histoire du cinéma, Les Diaboliques n’en demeure pas moins un film fondateur. Explorant la moralité et la culpabilité de ses personnages, Les Diaboliques est un précurseur, annonçant l’avènement du cinéma fantastique. Queue de comète du film noir, l’oeuvre de Clouzot débute comme un film policier avant de plonger dans la paranoïa, flirtant avec le fantastique. Et de faire montre d’une mise en scène qui n’a rien à envier à celle d’Hitchcock, du suspense créé par l’attente d’une image à venir (celle du meurtre puis de la potentielle découverte de celui-ci) à la paranoïa, la peur, l’épouvante, par l’anticipation d’une image dont on ne sait pas si elle viendra (celle du fantôme du directeur). Deux films dont les titres prennent tout leur sens à leur dénouement, et surtout, aux visionnages suivants, mais nous n’en dirons pas plus, car nous ne sommes pas diaboliques…
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