J-HORROR
Filles aux cheveux longs et viralité du mal

C’est l’histoire de deux amies bavardant dans une banale maison japonaise et qui, sans le savoir, vont devenir les protagonistes d’une œuvre qui a bouleversé l'histoire du cinéma d’horreur : Ring, adapté du roman de Koji Suzuki par Hideo Nakata

Une télévision, une cassette vidéo maudite, une sonnerie de téléphone et une funeste rumeur: ainsi apparut la J-Horror ou horreur à la japonaise. Il n’en fallut pas plus au réalisateur pour populariser un genre tout entier et révolutionner le cinéma d’horreur à l’aube du nouveau millénaire. Dans la foulée de Sadako, antagoniste du film et figure tutélaire du genre, ce sont des dizaines de films qui vont tout à la fois envahir l’Occident, proposer au monde une nouvelle manière d’aborder le cinéma fantastique et signer l’entrée au Panthéon horrifique d’une nouvelle figure : la jeune fille aux cheveux longs.



Les remous


Bien qu’il en soit encore aujourd’hui le plus emblématique représentant, Ring n’est pas l’inventeur de la J-Horror. Le genre n’est pas apparu ex nihilo et n’est finalement que la dernière itération de la longue tradition japonaise des histoires de fantômes vengeurs (les yūrei) qui hantent depuis des siècles les gravures, peintures, récits oraux ou écrits, scènes théâtrales et bien évidemment, les écrans de cinéma.Il faut ainsi remonter deux siècles en arrière, vers la fin de l'ère Edo (aux alentours des années 1825 et 1830), pour trouver deux œuvres s’imposant comme les premières influences fondamentales de la J-Horror alors en gestation. 


Tout d’abord, la pièce de théâtre kabuki Yotsuya Kaidan écrite par Tsuruya Nanboku IV et adaptée de nombreuses fois au cinéma par de grands noms tels que Nobuo Nakagawa, Shirō Toyoda ou encore Kinji Fukasaku notamment. À cette pièce s’ajoutent ensuite cinq estampes représentant divers fantômes gravées sur bois par le grand artiste Katsushika Hokusai. Parmi celles-ci, Fantôme d’Oiwa et Manoir des assiettes présentent des personnages de spectres féminins aux longs cheveux noirs.Manoir des assiettes, s’inspire elle-même d’une légende du XVIIe siècle : celle d’Okiku, jeune servante jetée dans le puits par son maître, revenue ensuite d’entre les morts pour hanter le puits et demander réparation. Un siècle plus tard, entre les années 1930 et 1940 sont produits plusieurs films dits de chats fantômes ou de femmes-chats. Des longs métrages ayant la particularité de mettre en image l’odyssée vengeresse d’une femme assassinée puis revenue dans le monde des vivants sous la forme d’un chat noir. Un genre tellement en vogue que, dans les années 1950, plusieurs grands noms du cinéma local tels que Kenji Mizoguchi, Nobuo Nakagawa (encore lui) ou Kenji Misumi n’hésitent pas à se frotter à ce type de récit.

C’est  lors de la décennie suivante que la J-Horror commence réellement à devenir ce qu’elle est aujourd’hui. Bien que Masaki Kobayashi réalise Kwaidan, chef d’oeuvre absolu du film de fantômes japonais (le kaidan eiga), c'est à Kaneto Shindo que l’on doit cette évolution grâce à deux œuvres opérant le lien entre les femmes chats du passé et les spectres vengeresses à venir : Onibaba en 1964 et Kuroneko en 1968. Plus que nul autre, ces deux films posent les bases de ce que va devenir le cinéma horrifique japonais contemporain. Ils cumulent en effet de nombreux éléments constitutifs du genre: des fantômes de femmes aux longs cheveux noirs, une vengeance d’outre tombe procédant d’un meurtre brutal, la présence d’un elément aquatique ou de chats noirs, une inexorable malédiction ainsi qu’un contexte social fort au sein duquel vient se nicher l’intrigue.

C’est à la fin des années 1980 que le cinéaste Chiaki Konaka définit, sous le nom de “Théorie Konaka”, les bases esthétiques et atmosphériques de la J-Horror. Sa théorie se définit à la fois par l’absence du point du vue du fantôme pour se focaliser sur la terreur de la victime et sur une manière plus moderne de représenter les manifestations spectrales rompant avec l’opératique tradition japonaise. Dans les films japonais, les fantômes possèdent une présence presque physique et peuvent interagir avec les humains même si, bien souvent, leur simple présence suffit à insuffler la peur dans les esprits. Sur ses bases inamovibles, viendra ensuite se greffer une obsession pour la viralité du Mal et les nouvelles technologies (téléphone, télévision, vidéo, internet… ). Dernier élément d’importance, le genre puise à foison dans les légendes urbaines apparues au Japon dans les années 1980, parmi lesquels l’histoire des écoles hantées, les villages maudits, la légende de la femme défigurée ou encore la malédiction d’Hanako Chan, le fantômes des toilettes dont Kyoshi Kurosawa tire un court métrage en 2001. Les premiers metteurs en scène à appliquer cette théorie seront Norio Tsuruta (réalisateur de Scary True Stories et Ring 0 ) et Hiroshi Takahashi (scénariste entre autres des deux premiers Ring notamment). Fait troublant, tous deux affirment avoir été en contact avec des fantômes dans leur enfance. Une expérience tellement marquante qu’ils n’ont cessé de la rejouer au sein de leurs œuvres.


La vague


C’est le 11 avril 2001, soit plus de trois ans après sa sortie au Japon, que Ring se présente à des spectateurs français usés par les dernières avanies du néo slasher (Scream 3 sort le 19 avril 2000) et proche de succomber aux premiers coups de boutoir du torture porn (Saw sortira le 16 mars 2005). Et cette horreur japonaise, arrivée au bon endroit et au bon moment, séduit le grand public grâce à une proposition aussi ambitieuse qu’alternative. Motivé par une extrême déférence envers ses traditions ancestrales, un premier degré assumé, un classicisme intemporel et une manière novatrice d’intégrer le fantastique à un univers familier d’une grande banalité, Ring redonne ses lettres de noblesse à ce que l’on appelait alors le cinéma d’épouvante. La J-Horror instaure une nouvelle façon d’installer l’angoisse, en net décalage avec la portée méta du néo slasher alors en vogue.

À ce titre, la scène d’ouverture du film de Nakata en est symptomatique, tant elle entre en résonance, tout autant qu’elle répond à celle de Scream pour se définir comme le marqueur fondamental de la différence entre l’horreur à l’américaine et son équivalent japonais. À l'excès d’hémoglobine, l’amour du bon mot et le sadisme cher à Wes Craven, Nakata riposte par une angoisse sourde, une atmosphère pesante et un sens aigu de la suggestion. À un point tel que Sadako qui, dans sa forme spectrale, n'apparaît à l’écran qu’une poignée de secondes, parvient malgré tout à hanter à tout jamais l’esprit des spectateurs.


Après être devenu, à son corps défendant, un maître de l’horreur avec Ring, Hideo Nakata rempile avec ce qui est probablement l’autre grand chef d'œuvre de l’horreur japonaise : Dark Water. Très inspiré par le cinéma du grand maître Ozu, cet amoureux du mélodrame dresse tout autant un bouleversant portrait de femme qu’il créee un sommet de l’angoisse en reprenant les codes de son précédent film qu’il confine cette fois à l’interieur d’un appartement en proie à de graves problemes d’humidité. Ici, une citerne de récupération d’eau placée sur le toit d’une vétuste résidence joue le rôle du puits maudit.

Bien que Ring en soit la pierre angulaire, Dark Water est souvent considéré, à raison, comme le diamant noir de la J-Horror moderne. Plus que nul autre, Nakata dépeint les fantômes japonais avant tout comme des êtres en souffrance, majoritairement des femmes et des enfants, victimes de la violence des hommes au sein de familles décomposées bien plus que recomposées. Inspirée par les grands drames classiques, la J-Horror fait de ses revenants vengeurs, des créatures mélodramatiques empreintes d’une infinie tristesse à l’image de Sadako ou de Mitsuko, la fillette disparue de Dark Water.



Bien que finement théorisé, la J-Horror n’en est pas moins un genre multiple à l'image des grands noms du cinéma japonais comme Shinya Tsukamoto (Nightmare Detective 1 et 2), Takashi Miike, Sono Sion (Exte), Kiyoshi Kurosawa (Kaïro) qui l’investissent. Si les deux derniers cités en respectent l’essence, le trublion Takashi Miike s’empare d’un récit de Ryu Murakami pour mieux pervertir le genre et livrer Audition, un film où les fantômes troquent leur apparence spectrale contre une forme bien plus réelle et cruelle. Audition se joue habilement des codes inhérents à la J-Horror avec notamment les longs cheveux noirs et la tenue immaculée de sa gracile héroïne pour livrer une œuvre singulière sise au carrefour entre le cinéma de son auteur et le genre codifié auquel il se rattache.

Là où Nakata privilégie une angoisse diffuse et où Takashi Shimizu s’amuse à multiplier les terrifiantes apparitions spectrales au sein d’une structure scénaristique éclatée dans les diverses itérations de la saga Ju-On, Miike innove par son approche résolument frontale et brutale de la violence. Toujours là où on ne l’attend pas, le stakhanoviste de la pellicule livre l'œuvre la plus radicale du genre. Plus tard, il reviendra hanter les écrans avec le plus classique La Mort en ligne dans lequel le téléphone portable remplace la cassette vidéo comme vecteur de malédiction. 


L’écume


Suite au succès de ses œuvres les plus emblématiques, les films frappés du sceau de la  J-Horror pullulent jusqu’à l'excès. Les propositions se multiplient et envahissent aussi bien les écrans japonais que les lecteurs de salon. Le genre s’exporte rapidement et franchit les frontières pour s’installer d’abord en Corée du Sud, qui produit un remake de Ring dès 1998 (Ring Virus) puis à Hong Kong (The Eye et ses suites) et en Thaïlande (Buppah Rahtree et ses suites, Shutter, Alone, …) avant qu’Hollywood ne s’en empare pour produire à la chaînes des remakes et des suites à ses films les plus marquants.

C’est ainsi qu’en quelques années seulement Ring, Dark Water, Ju-On ou encore La Mort en Ligne se voient gratifiés de nouvelles versions remaniées plus aptes à séduire le grand public. Mais ce qu’elles gagnent en visibilité, elles le perdent en profondeur et en originalité. En occidentalisant le propos et la forme à outrance, c’est une partie de l’identité des œuvres originales et de la profonde mélancolie des fantômes les habitant qui disparaît tant le genre est indissociable de la culture japonaise.




Comme frappés d’une malédiction dont ils ne peuvent se défaire, certains grands noms de la J-Horror ne parviendront jamais à sortir de l’univers qu’ils ont participé à créer. Hideo Nakata réalise le remake américain de Ring 2 avant de revenir aux manettes de la saga en 2019 pour mettre en scène Sadako, la suite officielle du Ring 2 original, basée comme les deux premiers films sur les écrits de Koji Suzuki tandis que Takashi Shimizu, entre les versions vidéo, cinématographiques et les remakes américains, est impliqué dans sept épisodes de sa saga Ju-On. Bien qu’ absente des écrans français depuis de longues années, la J-Horror continue de creuser le même sillon quitte parfois à battre encore et toujours les mêmes cartes et à faire fructifier sans vergogne ses grandes franchises. Exemple le plus révélateur, en tenant compte des films destinés à la vidéo, des remakes et des crossovers (l'étonnant Sadako vs Kayako) et en se limitant aux objets uniquement cinématographiques, la saga Ring compte à ce jour treize films étalés entre 1995, date de sortie de Ring Kanzenban, première adaptation du roman de Koji Suzuki réalisée pour le marché de la vidéo par Chisui Takigawa et 2019.

Nonobstant une certaine dissolution de ses idéaux premiers dans de basses intentions pécuniaires, le règne de la J Horror, s’il n’aura duré que quelques années au tournant du nouveau millénaire, aura durablement marqué le petit monde du cinéma fantastique, permettant ainsi à Sadako Yamamura de regarder n’importe quel boogeyman droit dans les yeux aux travers de ses longs cheveux noirs. Cette chevelure de jais couplée à sa robe blanche lui aura également assuré, ainsi qu’à ses nombreux ersatz, une place de choix au sein de la grande culture populaire des années 2000. Qui plus est, depuis le 11 avril 2001, plus personne n’ose regarder son poste de télévision sans, dans un coin de sa tête, l’imaginer traverser l’écran. Mais bien plus que la création d’une nouvelle figure de l’horreur, c’est par son style, son originalité et le regard novateur porté sur un genre centenaire, que la J-Horror aura durablement et de manière indélébile marqué le cinéma fantastique de son empreinte.

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