Par où commencer avec Rainer Werner Fassbinder (1945-1982) ? “Ogre”, “enfant terrible” (titre d’un biopic qui lui est consacré en 2021), “Balzac allemand”, “l’ennemi de tout le monde”, “personnel et politique” : voilà les épithètes. Il y a aussi les chiffres : une quarantaine de films réalisés sur quinze ans (productivité impensable de nos jours), mais aussi deux séries télé et des mises en scène de théâtre. Une productivité unique dans le cinéma germanique et mondial, qui accoucha d’un univers – Fassbinder parlait de la “maison” bâtie par l’ensemble des films – à la fois divers et cohérent, parcouru par la même troupe d’acteurs (Hanna Schygulla mais pas que, et tous les autres) qui lui donne une étrange familiarité.
On se sent donc chez soi chez Fassbinder, que ce soit dans des polars polaires (L’Amour est plus Froid que la Mort), des mélodrames purs (Le Marchand de Quatre Saisons), des adaptations littéraires très étudiées (Despair, d’après Vladimir Nabokov) ou des portraits féminins qui sont aussi ceux de la République Fédérale d’Allemagne (RFA) naissante – la fameuse trilogie composée par Le Mariage de Maria Braun, Lola, Une Femme Allemande et Le Secret de Veronika Voss. Cette trilogie tardive affine la méthode du cinéaste consistant à entrelacer intime et collectif – un destin, un pays –, résumée dans cette déclaration d’intentions : “tout cinéaste digne de ce nom n’a qu’un sujet et fait au bout du compte le même film encore et encore. Mon sujet est l’exploitabilité des sentiments, quel que soit celui qui les exploite. Cela ne se termine jamais. C’est un thème permanent. Que ce soit l’État qui exploite le patriotisme, ou dans une relation de couple où un partenaire détruit l’autre”. Voici donc une œuvre unique, à la confluence de Brecht, du petit écran, du cinéma d’auteur européen (Jean-Luc Godard, Jean-Marie Straub, Luis Buñuel (auquel on pense dans Roulette Chinoise (1976)) et Robert Bresson entre autres), d’Hollywood, d’instincts de gauche libertaire et d’envies sincères de glamour de midinette.
“Je ne jette pas de bombes, je fais des films”
Blouson en cuir, lunettes noires et chapeau à larges bords : la panoplie complète de bad boy en public, affinée au fil des années, a fixé l’image de Fassbinder en rock star rebelle. Contre qui, quoi ? Contre la mentalité de ses contemporains, étriquée, intolérante et raciste (le sujet du Bouc (1969), où Fassbinder lui-même joue le rôle d’un immigré grec ostracisé). Cela jusqu’à en faire un projet politique. Ses premiers films prolongent ses débuts artistiques dans le théâtre d’avant-garde, dans la bien-nommée troupe de l’Anti-Theatre dont il reprendra les acteurs et actrices ainsi qu’une certaine distance dans la réalisation. L’Amour est plus froid que la Mort (1969) est ainsi un hommage fauché, très personnel au Samouraï de Jean-Pierre Melville, où selon Fassbinder, “ce qu'on retient, ce n'est pas le fait que quelqu'un a assassiné six personnes, qu'il y a des morts, mais qu'il y avait là des pauvres diables qui ne savent pas quoi faire de leur vie, qu'on a mis là sans qu'ils sachent trop pourquoi, tels qu'ils sont, et à qui on ne donne aucune chance”. Cinéphile ayant passé beaucoup de temps dans les salles obscures en guise de garderie, Fassbinder régurgitera beaucoup de films noirs, dont “les films de pédé d’Howard Hawks” – en fait toute la production imposée par l’occupant américain en RFA – dans Les Dieux de la Peste (1970) ou Le Soldat Américain (1970), où les gangsters sont enfermés dans leur rôle parce qu’ils n’ont pas le choix. Ces petits jeux, fleurant l’homoérotisme et la citation amusée mais tendre, ont néanmoins un fond bien anti-autoritaire.
Prenez Garde à la Sainte Putain (1971) marque une rupture : finie la parodie, voilà, via un film sur un tournage apocalyptique de film (la “putain” du titre, c’est le cinéma), une réflexion critique sur l’échec de l’expérience d’autogestion, de l’utopie soixante-huitardedu collectif, d’autant plus violente que Fassbinder se flagelle en fait lui-même. C’est l’Anti-Théâtre, le travail et la vie en troupe, avec l’amère conclusion qu’au bout du compte, il faut dans tout un meneur, un gourou – un dictateur, même. Dès lors, Fassbinder ne fait plus de film pour soi, mais pour les autres. Être accessible n’est plus un gros mot. Il trouve la solution après avoir été ébloui par la filmographie de Douglas Sirk : le mélodrame, excessif dans l’expression de ses sentiments, esthétisé jusqu’à l'artificialité, féminin parce que les femmes sont les premières opprimées, sera la solution pour s’attaquer à ses compatriotes. Tous les Autres s’appellent Ali (1974) est ainsi un remake de Tout ce que le Ciel Permet de Sirk – et, osons le dire, supérieur à l’original – où un couple interracial (un ouvrier marocain et une veuve plus âgée que lui) subit le rejet de leur entourage. L’amour éprouvé, c’est déchirant bien sûr ("Le bonheur ? Et les convenances alors ?", entend-on dans le film), mais le film est encore plus fort, pervers sans doute, lorsque le couple se délite parce qu’il est finalement accepté, normalisé. C’est toute l'intransigeance de Fassbinder lorsqu’il met à nu les mécanismes sociaux (les victimes deviennent bourreaux), n’épargnant aucune couche de la société. Que ce soit les amours lesbiennes dans Les Larmes Amères de Petra Von Kant(1972), le milieu homosexuel dans Le Droit du Plus Fort (1975), qu’il résume simplement comme étant un “film sur le capitalisme”, chez les communistes très bourgeois de Maman Küsters s’en va au ciel (1975) ou les terroristes à la Baader-Meinhof de La Troisième Génération (1979), tout le monde exploite tout le monde.
Le grand grief de Fassbinder contre la RFA est que, fondamentalement, elle a refoulé le nazisme, l’a oublié même et que toutes les conditions l’ayant créé existent encore, sous couvert du confort apporté par la croissance économique après-guerre. Fassbinder se sent alors investi d’une mission, celle de déterrer cette généalogie de la violence de l’Allemagne. La Trilogie de Maria Braun, Lola et Veronika Voss sur la reconstruction allemande, Lili Marleen (1980) et sa star nazie ou Berlin Alexanderplatz (1980) reconstituant les années 1920, toutes ces œuvres remontent le temps pour mieux sonder le fascisme quotidien – celui qui naît lorsque l’amour est un instrument de domination. Dans Le Mariage de Maria Braun (1979), Hanna Schygulla vend son corps, réussit dans un monde sans hommes, devient la “Mata-Hari du Miracle Économique” allemand, tout cela pour son époux, mais découvre in fine le marché de dupes que recouvre ses sacrifices. La Femme devient symbole de toute l’Allemagne (avec la prostitution pour bien signifier l’échange des corps et de l’argent), les hommes aussi avec Franz Biberkopf, le protagoniste de Berlin Alexanderplatz, crapule et maquereau ordinaire tout prêt à succomber à Hitler. C’est la force de Fassbinder : mêler destin individuel et la grande Histoire – aussi parce que lui-même se projetait beaucoup dans ses personnages. En termes d’aura et de star power devant sa caméra, Hanna Schygulla était pour Fassbinder l’équivalent d’une Marilyn Monroe. Et, selon le cinéaste Daniel Schmid, Fassbinder s’identifiait beaucoup à Marilyn, tout comme il voyait Franz Biberkopf comme un double idéal, au point de truffer ses films de personnages baptisés Franz, losers mais croyant toujours aux petits espoirs, aux “petites possibilités”.
“Plus les films sont beaux, plus ils sont libres et vous libèrent”
Toutes ces obsessions sont servies par un langage visuel éblouissant. Attaché à ses débuts à une austérité de la mise en scène vu comme de la pureté, une éthique, Fassbinder va complexifier son cadre à l’écran. À partir d’un plan fixe, des postures théâtrales de ses interprètes immobiles comme des mannequins, le cinéaste élabore ce qui va être sa marque : des plans carcéraux, où les personnages sont filmés dans l’encadrement d’une porte ou d’une fenêtre, se reflètent dans un miroir. Manière de souligner l’aliénation, la claustrophobie, la pression sociale et, pour les reflets, la division de chacun d’entre nous entre ce qu’il est vraiment et l’image qu’il renvoie à la société (un motif qui fonctionne merveilleusement bien dans Le Monde sur le Fil (1973), téléfilm de science-fiction qui annonce Matrix). La beauté poignante des films de Fassbinder réside dans cette impression de voir ses protagonistes à travers une vitrine, avec l’envie de briser la vitre pour les étreindre et les sauver. Même dans les scènes d’extérieur, ils semblent enfermés dehors. Entouré de directeurs de la photographie virtuoses (comme Michael Ballhaus, futur collaborateur de Martin Scorsese sur Les Affranchis), le cinéaste élabore de vraies chorégraphies (le célèbre travelling à 360° de Martha (1974), qui tourne autour d’un couple pour sceller sa première rencontre, leur trajectoire commune à la vie, à la mort et la spirale paranoïaque à venir) et des éclairages saisissants (le rose Technicolor presque acide de Lola, l’hommage au noir et blanc expressionniste dans Le Secret de Veronika Voss). Fassbinder sut aussi réfléchir aux autres médias, préservant par exemple l’essence livresque d’Effi Briest avec des fondus au blanc pour figurer les pages d’un livre qu’on tourne, et comprit vite que la télévision était un moyen noble pour retranscrire la littérature dans toute son ampleur (Berlin Alexanderplatz adapté du roman séminal d’Alfred Döblin en 14 épisodes pour le petit écran) et éveiller les consciences (Huit Heures ne font pas un jour (1972), vrai soap opera marxiste sis dans une famille d’ouvriers).
Traverser la ménagerie de verre de Fassbinder, c’est bien sûr compter les tragédies sans excuse de happy end, mais sa tendresse évidente envers ses personnages les sauve de tout misérabilisme. Toutes les étreintes dans Ali ; les larmes tandis que quelqu’un se saoule à mort dans Le Marchand de Quatre Saisons ; le transsexuel Elvira esseulé dans une salle d’arcade dans L’Année des Treize Lunes… Fassbinder refusait d’ailleurs qu’on juge ses films fatalistes : “le fait qu’un film ait une fin fataliste, fait naître dans l’esprit du public le besoin de rechercher une idée utopique. Donc plus un film est fataliste, plus il est plein d’espoir”. Bienvenue en utopie.
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