1990, Nicolas Cage est un des acteurs les plus prometteurs et singuliers du cinéma contemporain. Habité par son art, il n’accepte que des rôles exigeant une implication physique et émotionnelle totale. À la même époque, John O’Brien, auteur tourmenté et rongé par l’alcool, publie Leaving Las Vegas. Les deux hommes vont se retrouver au cœur du projet d’adaptation du roman. Retour sur la genèse tourmentée d’un des représentants les plus emblématiques du cinéma indépendant américain des années 1990.
Copyright©1995 Initial Productions
1993. Lorsque Nicolas Cage accepte le rôle de Ben Sanderson contre un cachet de quelques dizaines de milliers de dollars, il ne sait pas que ce personnage va chambouler sa carrière. En effet, quelques mois après la sortie du film, le comédien quitte la 68e cérémonie des Oscars avec la statuette du meilleur acteur sous le bras et voit sa cote monter en flèche. Dans les faits, son salaire ne lui sera jamais versé – Mike Figgis ne touchera rien lui non plus – la production prétextant la faible rentabilité du projet – mais peu importe, il ne l’a pas fait pour l’argent. Grâce à Leaving Las Vegas, il passe du statut d’égérie du cinéma indépendant à premier rôle de blockbusters pétaradants. Le comédien truste dès lors les premières places du box-office et pèse vingt millions de dollars par film.
Cage se trouve dans une impasse artistique. Pour faire plaisir à sa grand-mère, il vient de terminer sa Sunshine Trilogy entamée deux ans plus tôt ; trois films légers et grand public (Lune de Miel à Las Vegas, Une Ange Gardien pour Tess et Milliardaire malgré lui) qu’elle peut voir au cinéma avec ses amies. Indécis sur le sens à donner à sa carrière, il refuse plusieurs rôles dans des œuvres d’envergure comme Goldeneye ou Nos Funérailles avant de finalement donner son accord pour être la tête d’affiche d’un petit film indépendant budgété à un peu moins de quatre millions de dollars : Leaving Las Vegas. L’acteur trouve dans ce récit, l’occasion rêvée de personnifier l’admiration qu’il porte aux excentriques, aux losers magnifiques et autres artistes torturés à l’image de Ben Sanderson. Ce qui le séduit dans l'histoire, outre la sensibilité du personnage, c’est l’inexorable déchéance d’un écrivain incapable d’écrire.
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1994. Convaincu par son excellente entente avec Mike Figgis et l’opportunité d’enfin jouer un grand rôle dramatique à l’image de ceux de James Dean, son idole de toujours, il baisse sensiblement son cachet et endosse les chemises froissées du scénariste à la dérive. Passionné, il s’implique corps et âme dans ce projet auquel il croit dur comme fer. D’abord, il multiplie les rencontres préparatoires avec Mike Figgis durant lesquelles ils définissent les grandes lignes du script. Ensuite, en amont du tournage, il n’hésite pas à prendre lui-même en charge la location d’une luxueuse salle de répétition afin de créer une véritable alchimie avec Elisabeth Shue, sa partenaire à l’écran. Fidèle à son excentrique éthique de travail, Cage organise par ailleurs, une expédition éthylique et littéraire en Irlande, accompagné de son père et d’un ami, pour préparer au mieux ce qu’il considère à l’époque comme le grand rôle de sa vie. Là-bas, en plus d’arpenter, de nuit, les verdoyantes routes du comté de Galway, il fréquente les pubs et visite les châteaux prétendument hantés de la campagne irlandaise. Ne ménageant pas ses efforts, il plonge au plus profond de la psyché d’un homme détruit venu à Vegas pour se saouler à mort.
D’ailleurs ce personnage, sans être complètement autobiographique, s’inspire largement de la vie de John O’Brien, auteur du roman et lui-même sévèrement alcoolique. Après une enfance difficile, il entame une longue descente aux enfers alcoolisée dans les rues interlopes de Los Angeles. Il finit par divorcer pour épargner à sa femme le triste spectacle de sa déchéance et entame ensuite une vie d’errances et de beuveries. Ironiquement, il rédige les 189 pages de Leaving Las Vegas au cours d’une de ses rares périodes de sobriété de l’année 1990. Quatre ans plus tard, Stuart Regan, un des producteurs du film, subjugué par la puissance narrative du roman, lui en achète les droits pour deux mille dollars. Surpris par la proposition, O’Brien accepte l’offre et se lance alors dans une ultime biture. Deux semaines après avoir vendu les droits de son livre, John O’Brien rentre chez lui et se tire une balle dans la tête. Il avait trente-quatre ans. Leaving Las Vegas sera le seul roman publié de son vivant. Son père dira d’ailleurs que ce livre fait office de lettre de suicide.
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1995. C’est sur ce lourd passif que Mike Figgis, grand amateur de théâtre expérimental, compose une intrigue sous forme de longue improvisation de jazz parasitée par les saillies paroxystiques de son soliste. Également musicien, le metteur en scène signe une bande originale enfiévrée dont les mélopées mélancoliques étreignent le film d’une atmosphère cotonneuse de gueule de bois permanente. C’est sous les néons du Strip que débute l’errance de Ben, un scénariste récemment licencié, venu se perdre dans la ville du péché pour boire jusqu’à en mourir. Sur place, il fait la connaissance de Sera, une prostituée marquée par les stigmates de la violence. Plus que par véritable amour, ces deux âmes damnées du rêve américain se lient afin de ne pas sombrer seules. Il n’est d’ailleurs guère question d’amour ou de rédemption ici mais bel et bien de solitude et d’abandon. Le récit est hanté par les fulgurances pathétiques d’un Cage constamment sur le fil du rasoir et par la pudeur désenchantée d’Elisabeth Shue dans son meilleur rôle. L'œuvre de Figgis marque durablement son époque et confirme l’intuition de son interprète principal en s’imposant comme un grand film indépendant dont la singularité n’est jamais démentie près de trente après sa sortie.
1996. Leaving Las Vegas s’affirme comme l’un des meilleurs longs métrages de l’année et Nicolas Cage remporte l’Oscar du meilleur acteur (Elisabeth Shue et Mike Figgis également nommés repartent les mains vides). Il enchaîne ensuite avec Rock, Les Ailes de l’Enfer et Volte Face qui en font une star hollywoodienne. Par ailleurs, peu de temps après la cérémonie, la production envoie un chèque à six chiffres à la famille de l’auteur. Cage, lui, ne touche pas un centime mais reconnaissant, dira un mot pour John O’Brien lors de son discours d’acceptation. Un homme, dit-il « dont l’esprit m’a tant bouleversé ».
Copyright©1995 Initial Productions : Leaving Las Vegas : StudioCanal