Mais il avait auparavant mené des études de littérature anglo-saxonne à l'université de Rikkyo, suivi des cours d'analyse cinématographique et participé à l'aventure critique des Cahiers du cinéma en version japonaise. Il était donc fin prêt, Kurosawa + Schmid + les Cahiers, pour une carrière de cinéaste exigeant, sans compromis. En réalité, comme l'auteur de Cure et de Tokyo Sonata, il est insaisissable, pouvant signer aussi bien des films de yakuza que des road movies essentiels, des films d'action simple que des fables musicales sur fond d'apocalypse. Comme il l'a déclaré dans un entretien : "Certains cinéastes arrivent à créer un univers identifiable de film en film, mais moi, je veux changer à chaque fois…" Mission pour l'instant accomplie : entre Deux voyous (1996) et Eli Eli Lema Sabachtani (2005), l'écart est grandissime.
La connaissance que l'on peut avoir directement de la filmographie de Shinji Aoyama est réduite : sur les quinze longs métrages qu'il a réalisés depuis 1996, seuls quatre ont franchi les barrières de la distribution, grâce à leur sélection dans de "grands" festivals comme Cannes (Eureka, Desert Moon) ou Locarno (Tokyo Park, Prix spécial du jury à Locarno 2011).
C'est dans un festival de moindre dimension mais propice aux découvertes, celui de Mannheim-Heidelberg 1996, que Helpless, son premier titre, fut proposé à la critique européenne, après avoir décroché au Japon, auprès des professionnels, les récompenses du meilleur film et du meilleur nouveau réalisateur. Aoyama y utilise l'acteur Asano Tadanobu dans un personnage de yakuza dont il reprendra la suite des aventures onze ans plus tard, dans Sad Vacation (2007). L'intérêt du film ne parut pas suffisant aux distributeurs pour qu'il trouve une sortie en France, à la différence de Deux voyous, nouveau film d'action, pourtant moins réussi que le précédent, présenté à la sauvette au début de l'été 1999.
Aucun des cinq titres tournés entre 1997 et 2000 n'étant parvenu jusqu'à nos rivages, c'est donc un quasi-inconnu qui apparut en compétition à Cannes 2000, avec Eureka, film-fleuve de 3 h 35, sans concessions narratives. Mais l'histoire de ces trois rescapés, deux adolescents mutiques et un adulte, d'une prise d'otages, chacun traumatisé par l'épreuve, et qui décident de vivre, puis de voyager ensemble dans une sorte de "never ending tour", avait une telle force que personne ne s'étonna des deux prix que le film remporta, celui de la Critique internationale et celui du Jury œcuménique. Par son ampleur, la justesse de l'atmosphère recréée, le mystère suspendu des relations entre les personnages, Eureka demeure une des œuvres les plus intrigantes d'Aoyama – et sans doute sa plus réussie.
Également présenté en sélection officielle à Cannes 2001, Desert Moon s'essaie à un propos plus ambitieux, la peinture d'une crise, celle d'un patron de l'informatique qui voit éclater en même temps sa société et sa famille. La description de l'effondrement de la bulle virtuelle du début du siècle est impressionnante, la fuite et le repli à la campagne de l'épouse et de la fille sont bien montrées, mais l'intermission d'un jeune rebelle, arnaqueur et gigolo, en manque de famille et qui tente de façon improbable de faire se reformer celle-là, alourdit l'intrigue. Au lieu de naître sans effort, comme dans Eureka, l'étrangeté s'avère trop composée.
Une étrangeté que, curieusement, Aoyama retrouve, dans le cadre pourtant rigide (tournage en vidéo, 69 minutes, durée pour lui minuscule) d'un épisode d'une série télévisée, qui sortira en mars 2003 sous le titre de La Forêt sans nom, plus explicite que l'original (Shiritsu tantei Hama Maiku : Namae no nai mori). Cette enquête d'un détective privé borderline pour arracher la fille d'un industriel à une "clinique" vaguement sectaire ne vaut pas par son originalité, mais par le ton décalé du récit et l'intrusion subtile du fantastique, qui mène le "héros", une fois achevée sa mission, à une quête de soi inattendue. Loin de tout ambition d'"auteur", Aoyama réussit là un exercice de style bien plus convaincant que sa démonstration précédente.
Il revient à Cannes, en 2005, avec Eli, Eli, lema sabachtani ?, cette fois-ci dans la section Un certain regard. Reprenant les ultimes paroles du Christ ("Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?"), Aoyama propose une œuvre dont la clarté n'est pas l'atout principal, sorte de parabole sur l'état d'un monde en déliquescence – un virus inconnu pousse les humains au suicide. Dans une atmosphère digne de certains films de Kyoshi Kurosawa, deux hommes, après avoir recueilli des matériaux disparates et enregistré des sons bizarres dans un but d'expérimentation musicale, se réfugient dans un abri, bientôt rejoints par une jeune fille atteinte par le virus. La musique créée semble soigner la maladie et le film s'achève sur une lueur d'espoir, la prairie vide envahie par la musique pouvant être considérée comme une promesse de survie. Les intentions très appuyées, l'obscurité marquée, n'ont pas facilité l'accès au film, malgré ses beautés plastiques – Aoyama possède assurément un "œil" – et celui-ci n'a pas connu d'autres spectateurs français que les festivaliers cannois.
Pas plus d'ailleurs que ses films suivants, Korogi (2006) et Sad Vacation. Ni même le court métrage qu'il est pourtant venu tourner en France en 2008, avec Lou Castel et Judith Chemla, Le Petit Chaperon rouge. Quel que soit l'accueil réservé à Tokyo Park (sortie annoncée en août 2012), Shinji Aoyama fait partie des "encore jeunes" réalisateurs japonais, aussi talentueux que Hirokazu Kore-Eda, aussi multiple que Takashi Miike, et dont on peut tout attendre.
Lucien Logette